Le soufisme, qui désigne l'ensemble des courants de la mystique musulmane, est largement présenté et médiatisé en tant que remède à l'islamisme. Le stéréotype d'un islam soufi pluriel, ouvert, pacifique, qui serait traditionnellement pratiqué sur le continent africain est en effet opposé à celui du purisme potentiellement violent salafiste/wahabbite/djihadiste censé représenter le Moyen-Orient. Ce soufisme africain enchanté ne serait « que la variante postcoloniale de l'islam noir » ainsi que « le nouvel avatar du primitivisme à l'âge du djihadisme » (Amselle 2017) et reposerait sur l'idée essentialiste du caractère naturellement non violent attribué aux populations africaines (Sambe 2016).
Une diversité d'acteurs africains, institutionnels ou non, se saisissent du soufisme pour des objectifs de politique intérieure (pour valoriser par exemple des groupes sociaux marginalisés, créer un sentiment de cohérence nationale, capter de nouveaux électeurs), de politique extérieure (se positionner comme leader régional fiable pour les puissances occidentales et comme pays-phare du point de vue spirituel et économique pour les autres pays d'Afrique), et d'aménagement du territoire (réhabilitation du patrimoine religieux, développement d'une offre de tourisme religieux, « festivalisation » de l'espace urbain, etc.).
L'objectif de ce panel est de mettre au jour la multiplicité des enjeux liés à la promotion du soufisme sur le continent africain en dehors du champ strictement religieux et d'en étudier les instrumentalisations passées et contemporaines ainsi que les processus de patrimonialisations « ordinaires » (Isnard 2012) qui se jouent parallèlement à celles menées par les États. Le panel se propose d'abord d'explorer pourquoi et comment des pays d'Afrique subsaharienne et du Maghreb ont réhabilité les confréries religieuses soufies après les avoir parfois combattues. Dans une perspective comparatiste, l'objectif est de réunir des contributions de disciplines variées (histoire, sociologie, anthropologie, science politique) qui, d'une part, éclairent le contexte historique et socio-politique des processus de (re)valorisation du soufisme dans différents pays du continent africain, et qui, d'autre part, livrent des ethnographies des acteurs, n'appartenant pas forcément au champ religieux, qui ont utilisé le soufisme confrérique et qui s'en saisissent aujourd'hui pour divers objectifs.
En s'appuyant sur des enquêtes empiriques, les contributions s'emploieront par ailleurs à déterminer si l'action des pays qui érigent l'islam confrérique soufi comme bouclier contre l'extrémisme islamiste a valeur d'efficacité concernant l'adhésion des populations locales ou ne représente au contraire qu'un discours médiatique et politique enchanté à l'intention d'un public international. Quels sont les acteurs qui s'emploient à moderniser, à transnationaliser, à mondialiser, à marchandiser, à politiser, à patrimonialiser le soufisme ? Dans quels espaces ont lieu ces nouvelles transactions et celles-ci entraînent-elles des modifications dans les stratégies de recrutement des confréries et dans les pratiques religieuses ?
Le tiraillement que l'on observe en Afrique entre, d'un côté, la volonté d'ancrer territorialement des formes locales de l'islam soufi pour les utiliser en tant que patrimoine local et, de l'autre, celle d'homogénéiser et d'universaliser une idéologie soufie pour la rendre compétitive avec celle de « la conscience islamique » dont l'efficacité repose sur la déterritorialisation et sur la transnationalisation des appartenances, est également une des grandes questions qui seront au cœur de ce panel.