« Dis moi comment tu ris et je te dirai qui tu es » Les pratiques quotidiennes du rire dans les villages de la Kagera (Tanzanie)
Ines Pasqueron De Fommervault  1@  
1 : Institut des Mondes Africains
Aix Marseille Université : UMR8171

« Dis moi comment tu ris et je te dirai qui tu es »

Les pratiques quotidiennes du rire dans les villages de la Kagera (Tanzanie)

 

Les anthropologues parlent peu du rire. Si les écrits sur les pleurs et les lamentations rituelles sont nombreux, on ne connaît que très peu de choses sur les manières de rire à travers le monde. Certains anthropologues ont tenté d'aborder l'épineuse question du rire, mais ils l'ont presque toujours réduit à des « systèmes » de parentés à plaisanteries, d'humour ritualisé, l'enfermant dans des concepts prédéfinis tels le trickster ou les rites d'inversion. Ces études demeurent indispensables et ont le mérite d'avoir mis en avant les fonctions sociales et/ou cathartiques des rires ritualisés. Néanmoins, elles ont restreint le rire à des univers institutionnalisés laissant de côté le rire « de tous les jours » et ses acteurs quotidiens. Aussi, il me semble nécessaire de souligner une distinction qui n'apparaît peut-être pas évidente et qui pourtant est fondamentale : rire, humour, plaisanterie, ne sont pas des phénomènes interdépendants qui s'incluraient les uns les autres. Il suffit de constater que l'humour ou la plaisanterie ne donnent pas nécessairement lieu au rire, et que le rire n'est pas toujours, et même pas souvent, engendré par la perception d'un quelconque sens comique. Dans le cadre de cette communication, j'appréhenderai le rire comme une conduite qui s'exprime dans et à travers le corps. Il s'agit de l'envisager comme une « technique du corps », telle que Mauss l'a définie, un acte corporel dont l'apprentissage est conditionné par et pour l'autorité sociale.

L'exemple d'une crise de fou rire, appelée par les habitants "la maladie du rire" (omumnepo), qui toucha de jeunes étudiantes dans le collège de Kashasha au nord-ouest de la Tanzanie en 1962, suffit à prouver la légitimité d'une telle approche. Cet événement, du moins les discours qu'il a engendrés, révèle à quel point le rire est inscrit dans un système de représentations sociales et symboliques qui influence et éduque ses pratiques quotidiennes. Le rire s'apprend et se transmet, plus encore, il est pour les habitants de la Kagera tanzanienne, un droit qui s'acquiert et que tout le monde ne possède pas. En fonction de son âge, de son genre, de son statut, mais aussi et surtout selon le contexte et la nature des interactions, chaque individu est censé maîtriser différentes manières de rire qui témoignent de leur mise en scène et leur ritualité quotidienne. Certains rires sont interdits, d'autres inappropriés et doivent être retenus sans quoi ils peuvent être considérés comme effrontés, contestataires, irrespectueux, obscènes voire dangereux comme l'ont été les rires de ces jeunes filles en 1962. D'autres encore, répondent à une éthique tout autant qu'à une esthétique sociale et relèvent de l'obligation la plus parfaite. Dans ces villages de Tanzanie, l'idée de perfection ou d'imperfection, de convenance ou d'inconvenance peuvent être définies par cette maîtrise du corps, si bien qu'à travers ces manières de rire, se déploient en réalité des manières d'être, collectives et individuelles.

 


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