Emblématique des grands projets d'aménagements hydrauliques en Afrique de l'Ouest visant à accroître la production agricole, la politique d'aménagement de la vallée du fleuve Sénégal, et notamment de son delta, a débuté dès les années 1950. Accélérée dans les années 1970 et 1980 sous l'influence de la profonde sécheresse au Sahel, elle a permis tout à la fois l'extension des surfaces irrigables et la sécurisation de l'accès à l'eau d'irrigation toute l'année, mais s'est aussi soldée par un bouleversement complet des écosystèmes et de l'agriculture du Delta, avec une tendance à la spécialisation autour du riz et du maraîchage.
Si la volonté politique d'accroître les surfaces irriguées et de sécuriser la maîtrise de l'eau est demeurée jusqu'à aujourd'hui, les agriculteurs du Delta ont du faire face, depuis les années 1980 et les Plans d'Ajustements Structurels, au désengagement progressif de l'Etat et à une profonde rupture de politique agricole dans toutes ses dimensions : accès au crédit, aux intrants et aux équipements ; conditions d'insertion aux échanges marchands ; gestion du foncier... Si la poursuite de ces aménagements a bien conduit à accroître les emplois créés et garantit aujourd'hui aux producteurs familiaux du Delta des niveaux de revenu plutôt supérieurs à d'autres régions du pays (notamment le Bassin arachidier), elle a aussi favorisé le développement de nouvelles formes productives, patronales ou de type capitaliste, à plus forte disponibilité en capital et très concurrentes de l'agriculture familiale dans l'accès au foncier.
La crise alimentaire de 2008, enfin, a fait émerger en Afrique de l'Ouest une volonté politique de renforcement de la sécurité alimentaire, qui s'exprime au Sénégal par l'extension et la consolidation des aménagements hydrauliques du Delta, sans remettre en cause la philosophie et les modalités d'intervention, renouvelées au travers de Partenariats Publics Privés qui s'avèrent inaccessibles à la plupart des producteurs familiaux, et en affichant des ambitions d'accroissement de la production déconnectées des capacités productives et du rythme d'accumulation de l'agriculture familiale, laissant plutôt envisager un risque d'accroissement de sa vulnérabilité.
Dans ce cadre de politique agricole nettement moins sécurisant depuis une trentaine d'années et face aux nouvelles concurrences des formes d'agriculture capitalistes, l'agriculture familiale a déployé une adaptation systémique et de nouvelles stratégies, individuelles ou collectives, pour sécuriser son accès au crédit et limiter son endettement, pour tenter de se prémunir des accaparements fonciers et pour mieux maîtriser la commercialisation des produits agricoles.
Grâce à une approche diachronique, systémique et située, liant fait technique et fait social, cette étude se propose de mettre en relief les modalités et capacité d'adaptation de l'agriculture familiale du Delta du fleuve Sénégal à des contextes productifs et de politique agricole profondément évolutifs, tout en analysant le rôle des politiques agricoles et des modèles de développement dans ces dynamiques et sur les inégalités sociales.