Devenir chrétien, devenir monogame? « Profondeur » et signes de la conversion en Côte d'Ivoire (1950-1970)
Louise Barré  1, 2@  
1 : Laboratoire des Afriques dans le Monde
CNRS : UMR5115
2 : Université Bordeaux Montaigne
UFR Humanités

Quinze couples de Treichville (Abidjan, Côte d'Ivoire) effectuent un pèlerinage à Lourdes et à Rome sous la direction de l'aumônier Cadel en 1957. Durant les trois semaines de leur trajet qui les mène dans les principaux lieux saints en Europe, ils logent dans des familles chrétiennes dans le but d'observer et de tirer exemple des pratiques maritales (Foyer chrétien, nov-dec 1957, n°22). Le voyage est conçu comme un pèlerinage, mais aussi comme un moment de construction d'une conjugalité « occidentale ».

En partant de ce cas très particulier, et en l'élargissant à un corpus de sources missionnaires en Côte d'Ivoire (archives de la Société des Missions Africaines de Lyon et archives des Sœurs Notre-Dame des Apôtres) ce papier éclaire la conversion religieuse par le prisme de l'adhésion, de la pratique et de la performance de la réforme familiale : monogamie et conjugalité sont en effet des gradients utilisés aussi bien par la hiérarchie catholique que par les intéressés eux-mêmes pour démontrer la « profondeur » de leur conversion. Comment les pratiques matrimoniales illustrent des interprétations plurielles des manifestations de la foi ?

Des historiennes ont mis en valeur ce que des conversions doivent à la doctrine catholique du mariage comme le libre choix du conjoint. Les missionnaires assument d'ailleurs les attraits matériels de la religion catholique autant que ses attraits spirituels : en créant des villages de liberté au Congo, les missionnaires ont tenté de s'associer des femmes fuyant les contraintes conjugales (Lauro, 2010). La monogamie dans les années 1950 en Côte d'Ivoire peut se comprendre comme un moyen d'identification à une élite de fonctionnaires liée à l'administration coloniale (pour une comparaison, voir Mann, 1987) – Joseph Amichia par exemple, de simple commis deviendra après l'indépendance représentant de la Côte d'Ivoire auprès du Saint-Siège – comme une tentative des « cadets » pour se soustraire à la tutelle des patriarches (Jean-Baptiste, 2008).

Mais l'invocation d'une posture « stratégique » ne rend pas compte de ceux qui n'ont jamais fait de leur conjugalité le reflet de la doctrine religieuse. Della Sudda a montré le détachement opéré par des femmes catholiques françaises après que l'encyclique Humanae vitae interdisait la contraception (2016). En Côte d'Ivoire, qui sont ces chrétiens polygames, chrétiens devenus « indifférents », ou « rattrapés par leur milieu » qu'évoquent les missionnaires en déplorant le fait que leurs chrétiens sont souvent incapables d'échapper à une « grande » famille réputée prédatrice ? Comment comprendre aussi les témoignages de cinq femmes devenues catholiques, interrogées à Treichville en 2015 sur leur mariage, et qui affirmaient que l'Eglise n'avait rien à voir dans leur vie privée ? Les études historiques ont insisté sur les facteurs structurels de conversion (économiques, sociaux). Comment acquérir une compréhension de celle-ci qui ne soit pas d'un bloc, mais qui laisse la place pour les choix, les circonstances, l'expression de divergences au sein de l'adhésion?


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