Au lendemain de son indépendance (1962), alors que près de 90 % de la population est analphabète, l'Algérie attribue un rôle central au système éducatif dans l'édification nationale : celui de former les cadres de l'économie et, sur le plan idéologique, de contribuer au recouvrement de la personnalité algérienne par la réintroduction de l'arabe comme langue d'enseignement. Le défi de scolarisation est relevé avec succès : les effectifs scolaires de la population des 6-14 ans passent de 9% en 1948 à 83% en 1998. L'État-parti au pouvoir promet d'assurer l'égalité d'accès à l'école, l'égalité des chances et la gratuité de l'enseignement pour tous, ainsi que le droit à un emploi. Mais l'échec du projet de développement et d'industrialisation dans les années 1980 signe la fin de cette période d'effervescence révolutionnaire. L'explosion démographique compromet d'autant plus le système éducatif dans son rôle d'ascenseur social. En 1988, après d'importantes émeutes sociales, l'Algérie passe par une phase de libération brève et chaotique qui débouche sur l'ouverture au multipartisme, et est suivie d'une longue période de guerre civile.
Alors que l'enseignement privé avait été interdit, de nombreuses écoles se développent dans la clandestinité au cours des années 1990, dans un contexte de violence et d'instabilité politique. Fondées par des parents d'élèves et proposant un enseignement francophone, elles vont à l'encontre des options fondamentales décidées par l'Etat. Parmi ces options, l'arabisation, dans une perspective centralisatrice jacobine, devait permettre la « restauration » nationale et l'unification linguistique par la mise à l'écart de l'arabe dialectal et du berbère et ses variétés, ainsi que du français, langue de l'ancien colonisateur. Or l'apparition de ces écoles et le succès dont témoigne la demande dans les grandes villes traduisent les désillusions qui touchent ces populations tout en révélant des rationalités économiques et sociales nouvelles à travers la rémanence paradoxale du français. Il s'agira de décrire ces dynamiques en s'appuyant sur une enquête d'une quarantaine d'entretiens auprès des fondateurs et usagers de ces premières écoles (cette enquête constitue une partie d'une thèse sur les usages politiques et sociaux des langues en Algérie). Bien que la réintroduction de l'enseignement privé au sein de la réforme Benzaghou (2000) fut présentée par le ministre de l'Education de l'époque comme "une nécessité incontournable" à l'heure de la mondialisation (Benbouzid, 2009), celle-ci est pourtant loin d'annoncer une libéralisation de l'enseignement. Obligées de se conformer au programme officiel et à la langue nationale, la polémique dont elles font l'objet permet d'appréhender les crispations, et le manque de consensus autour du projet national plus de 50 ans après l'indépendance.